Auteur-compositeur et interprète rare et méticuleux, Wasis Diop partage son temps de création entre musiques pour le cinéma et chansons ourlées. En 2014, Séquences, collectait une partie de son travail pour le 7ème art, mais depuis Judu Bek en 2008, ses précieuses confidences vocales ne se conjuguaient plus au présent. De la Glace dans la Gazelle vient rompre ce long silence.
Wasis Diop vit à Paris, il y a son abri, ses amis, ses amours, son studio et son vélo sur lequel il sillonne la ville pour observer la vie. Il y a vu passer des esprits aux pouvoirs presqu’aussi magiques que les sorciers ou les griots du Sénégal de ses ancêtres. De belles âmes qui l’ont aidé à consolider son chemin.
Il y a eu le multi-instrumentiste Loy Erhlich (Hadouk), venu fortifier son association avec son compatriote Umbañ Ukset au sein de West African Cosmos, d’où sort un unique album halluciné et psychédélique en 1974. Cette aventure, vivra son apogée, mais aussi son dernier épisode à la Villette, lors d’un concert historique qui marque également les débuts du groupe Téléphone et de Bernard Lavilliers. En 1978, Zabu, ex-chanteur de Magma engage Wasis comme guitariste et l’emmène en Jamaïque. A Kingston, ils travaillent dans le studio enfumé de Lee Scratch Perry et assistent, le 22 avril à l’historique «One Love Peace Concert», à la fin duquel Bob Marley pousse les rivaux Michael Manley et Edward Seaga à se donner une poignée de main, qui devait mettre un terme à la guerre civile qui faisait rage entre les supporters des deux hommes politiques.
En 83, Wasis croise la route de l’Anglais Robin Millar qui, avant de devenir l’heureux producteur du premier album de Sade, réalise son premier single. En 1991 il co-écrit avec la chanteuse d’origine tunisienne Amina, « C’est le dernier qui a parlé qui a raison », qui se distingue à l’Eurovision. L’année suivante, sa musique pour le film Hyènes de son frère Djibril Diop Mambéty est un succès qui l’impose comme compositeur pour le cinéma.
Plus tard, Wasis, fasciné par le Japon apprend que le saxophoniste et producteur Yasuaki Shimizu (Saxophonettes, Ryuchi Sakamoto, Helen Merrill), fait un casting de musiciens à Paris, inspiré, Wasis improvise un chant qui devient un tube au pays du Soleil Levant. Surpris d’avoir trouvé sa voix, il se convainc d’écrire son premier album de chansons, No Sant que produit Shimizu en 1994. Il découvre le Japon, pays qui lui réservait une belle histoire d’amour, renforcée par la naissance de deux de ses enfants. 4 ans plus tard Toxu est notamment l’occasion de rendre hommage à l’un des groupes qui ont le mieux réussi le mariage de l’Afrique et du rock : Talking Heads. Son leader David Byrne est séduit par sa version de « Once in a Lifetime » et l’invite à se produire en direct de son émission de radio très populaire. Après diffusion les ventes de Toxu se multiplient par dix sur le territoire américain.
La même année Djibril Mambéty Diop, le frère complice, le capteur de lumière s’éteint. Le cinéma africain perd un pionnier, son dernier moyen métrage mis en musique par Wasis, La Petite Vendeuse de Soleil, est présenté à titre posthume.
Wasis ne quitte guère les studios d’enregistrement pour le cinéma, une dizaine de bandes sons séparent Toxu de l’album de chansons suivant. Judu Bek sort en 2008, poignée de perles ciselées dont une adaptation en wolof de l’Hallelujah de Leonard Cohen, une prière adressée à l’Ange Djibril.
Cinéma toujours avec des musiques, notamment pour le réalisateur tchadien Mahamat-Saleh Haroun ; Daratt en 2006, Un homme qui crie pour lequel Wasis Diop a gagné le prix de la musique au FESPACO 2011, Grigris en 2013 ou Une Saison en France avec Sandrine Bonnaire en 2018 ; mais aussi derrière la caméra. En 2018 Wasis Diop présente 17 rue Jules Ferry, un documentaire sur son ami Joe Ouakam, peintre et personnage clé de la culture Sénégalaise, disparu en 2017.
Partagé entre le Sénégal et la France, Wasis Diop est le plus souvent à Paris. Mais dans les rues de cette capitale il observe que l’élan généreux, qui à ses débuts lui permit de bâtir un réseau fraternel, s’estompe. Aujourd’hui la ville de l’amour exprime son romantisme par une collection de cadenas fermés à double tour sur un pont, qui cache avec peine à ses pieds le désarroi de réfugiés abandonnés à tous les vents. Voyage à Paris qui ouvre De la Glace dans la Gazelle, fait écho au sans-papier de Samba Le Berger, le single de Toxu, ou aux jeunes Africains qui bravent tous les dangers pour rejoindre l’Europe, personnages centraux de Bintou Wéré, l’Opéra du Sahel que Wasis a écrit avec Zé Manel Fortes. Première oeuvre lyrique africaine présentée en 2007 au Théâtre du Châtelet et en 2018 à Palerme, où les rôles principaux sont joués par de jeunes artistes ayant vécu un tel périple.
Wasis Diop chante la poésie élégante des chansons de De la Glace dans la Gazelle en français par ce qu’il aime cette langue mais aussi pour transmettre à un public plus large la richesse de la culture africaine. On y croise le fondateur de l’empire Mandingue (Sunjata) et les femmes qui ont fait sa légende : la mère de Sunjata Keïta (Sogolon) et sa sœur Nana Triban (L’Ergot de Coq). On rencontre aussi des héros d’hier tels le tambourinaires Doudou N’Diaye Rose, créateur du rythme national du Sénégal (La Rose Noire) et bien sûr son génial cinéaste de frère (Y’a bon Diop) ou Jean Rouch ce réalisateur et ethnologue français que Wasis qualifie de père du cinéma africain. Hommage lui est rendu par l’usage de sa voix commentant le rituel dogon Sigui (Le Sigui de Jean Rouch).
Il évoque nos problèmes et difficultés si actuelles : les réfugiés (Voyage à Paris), La pandémie (Ame Ly Pandémie), les plaies qui s’abattent sur l’Afrique avec un peu plus de cruauté peut-être qu’ailleurs. Avec des mots imagés, nourris de pudeur poétique, il souligne les problèmes climatiques (De la Glace dans la Gazelle) ou économiques qui poussent certaines femmes à jouer à un trouble jeu d’argent pour nourrir leurs proches (Anna Mou) et les hommes à perdre leurs repères naturels (Parler), pendant que les puissants s’enferrent dans la démesure (Le Cimetière des Gratte Ciels)
Ici, comme dans la meilleure poésie, chaque syllabe est choisie à la fois pour son sens et sa musicalité. Et chaque mot est magnifié par la voix profonde, sensuelle et habitée de Wasis Diop. Sa guitare, tour à tour limpide ou hypnotisante, est soutenue par les inventions permanentes du percussionniste franco-américain Steve Shehan, longtemps partenaire de Loy Erlich et Didier Malherbe dans Hadouk Trio et musicien au CV époustouflant (Dylan, McCartney, Peter Gabriel, Paul Simon, Youssou N’Dour, Khaled ou Salif Keita ).
De la Glace dans la Gazelle est aussi l’occasion de réunir un père et sa fille, Mati Diop, réalisatrice prodige, dont le long métrage Atlantique a reçu le Grand prix du festival de Cannes en 2019 et qui signe le clip de Voyage à Paris .
Wasis Diop ne nous avait pas offert de chansons inédites depuis 13 ans. Mais De la Glace dans la Gazelle est un trésor qui méritait largement notre patience.